SUR LE COSTUME
Façonner le geste et l’espace du geste
Dans mon parcours d'interprète et de chorégraphe, le costume a
toujours tenu une place importante. Avec la chorégraphe Laurence Saboye par exemple, j'ai porté un corset et des jupons du XVIIIème siècle, dans la pièce Rimbaud, la parole libérée. Avec la chorégraphe Lidia Martinez, j’ai mis en mouvements les costumes
qu’elle crée elle-même et qui sont de véritables objets poétiques. L’une comme
l’autre m’ont confronté à la fois aux contraintes et au soutien que peuvent apporter une texture, un tissu, une forme, tant sur le plan de la matière que de l’imaginaire.
Pour le duo NON Lieu, créé en 2008 en collaboration
avec le musicien violoncelliste Jean-Yves Gratius, le travail sur le costume faisait partie de mon processus de création. L’enjeu était pour moi de façonner ma danse en même temps que les
espaces où elle allait se glisser, vivre, évoluer. Il me semblait donc essentiel de réaliser moi-même les costumes - conception et fabrication. J’ai ainsi choisi de
créer une robe qui puisse se transformer au fur et à mesure de la chorégraphie, et qui contribuerait, avec quelques objets scéniques choisis, à dessiner un espace dramatique pour la danse, un espace paysage. C'est de cette expérience dont je voudrais ici témoigner.
NON Lieu est une traversée du roman « Ana Non » de l’écrivain
contemporain espagnol Agustin Gomez-Arcos. C’est aussi une confrontation au
solo créé en 1980 par Françoise Dupuy autour de ce même roman. La question du rythme est emblématique de la
danse de Françoise Dupuy, qui a influencé et enrichi mon propre travail de recherche
chorégraphique. Or cette question est omniprésente dans le roman, que ce soit à travers des thèmes récurrents comme la marche,
le balancement de la mer, le bercement de l’enfant, ou dans l’alternance des souvenirs
et des états de corps du personnage-titre, la succession des paysages, l’alignement
des traverses de la voie ferrée. Il introduit le
rapport du corps à la matière du mouvement et à l’espace. Pour en rendre
compte, j’ai construit l'espace comme un paysage, à la fois réel et métaphorique, jouant sur les
frontières entre intérieur et extérieur, sur la notion de temps suspendu. Je me suis également appuyée sur le costume. La robe, à
travers ses différentes utilisations et transformations, donnait une visibilité à l’évolution du
personnage. Elle m’a permis de souligner la dimension poétique du mouvement et paradoxalement, d'amener du recul et de l'abstraction pour libérer l'écriture de la narration.
Dans le
roman, le personnage d’Ana entreprend un voyage qui va la conduire jusqu’au
nord de l’Espagne où elle veut rejoindre son fils emprisonné. Elle réalise
ainsi une rupture, comme un cri de vie, qui devient en même temps un itinéraire
tragique ne pouvant déboucher que sur la mort.
Ce voyage, physique et spirituel, sert de base poétique à la chorégraphie. Tout comme le roman, celle-ci est
construite autour de trois parties liées à l’histoire du personnage, à chacune desquelles j’ai attribué une couleur : le blanc, le beige, le
noir.
Le
blanc renvoie au monde de l’enfance. C’est aussi la couleur du sel, des
voiles de bateaux, des draps, des montagnes en pierre blanche, de cet univers maritime de la femme au début du récit. Il symbolise aussi la lumière, les instants de bonheur. J’ai donc choisi
de travailler la popeline de coton et la gaze. J’ai pensé, à un moment, changer
pour un tissu plus fluide, qui mettrait peut-être d’avantage en valeur les
mouvements du corps, mais j’ai finalement gardé l’idée du coton pour sa légèreté,
et surtout parce que la tenue de cette matière fait écho à la feuille de
papier, aux petits bateaux en papier éparpillés sur le sol au début de la
chorégraphie, allusion au monde poétique et ludique de l’enfance. La gaze apporte la transparence et le flou, une notion de fragilité et
de flottement. Elle laisse apparaître la peau du dos, le long de la colonne
vertébrale. Elle borde aussi le bas de la robe, seulement à l’arrière,
renforçant l’idée de « non-fini », et apportant une sensualité au
costume. Les bras sont nus et la robe arrive aux genoux.
Le
beige évoque la maturité d’Ana Non, il symbolise la partie centrale du
roman. C’est la couleur de la pâte à pain - personnage à part entière, la couleur du sable, de la peau au soleil, du
bois de la barque, des blés. C’est « l’ocre de la terre qui reprend ses
droits » qu'évoque le récit. J’ai élaboré une deuxième robe de cette couleur,
qui vient recouvrir en partie la robe blanche du début. Elle s’attache avec des
liens larges sur le côté, matérialisant les contraintes du quotidien, et
laisse voir encore le blanc de l’enfance. Le tissu est un coton plus épais que
celui de la première robe, il apporte une notion de structure, un contour plus
appuyé du corps. Il donne aussi plus de poids aux mouvements. La partie de
l’épaule se rattache au devant du costume par une boucle noire. Elle forme
une tâche noire sur le beige, comme un point sombre dans la vie du personnage,
annonçant les évènements futurs.
A cet
élément de costume, j’ai ajouté un grand carré de tissu en microfibre très
fluide, de couleur beige aussi mais un peu plus foncé, et qui en est comme un
prolongement. Il est à la fois lié à cette robe et indépendant, mobile. Il
permet la transition d’un événement à l’autre, d’un état de corps à l’autre,
modifiant le costume ou devenant objet : foulard, pain, cordon… Selon la
façon dont il est utilisé ou manipulé, il précise le caractère du personnage,
devient un indice de temps, renforce le sens de la narration. A la fin de cette
partie, la robe beige est retirée et elle est déposée en boule à l’avant scène,
évoquant le pain aux amandes, leitmotiv du roman.
Le
noir évoque le deuil, la perte et l’absence. C’est la couleur des propres
vêtements du personnage, la couleur de la nuit, de l’enfermement, des pierres
noircies de la voie ferrée. Il symbolise la mort, la fin de son voyage. J’ai
créé, pour cette partie, une robe noire qui recouvre entièrement la première
robe. Elle est faite de l’assemblage d’un pull à col rond et manches longues
avec une jupe de tissu fluide satiné, le côté mat étant à l’extérieur. Elle est
à la fois épaisse sur le buste et fluide sur le bassin et les jambes, comme une
matière qui glisse sur le corps et qui devient inéluctable.
Ces robes m’ont permis de révéler un corps sensible, en constante transformation. Un corps envisagé comme un paysage. La façon de les enfiler ou de les retirer, de les mettre en contact avec le corps ou de les manipuler révélait les tensions de la chorégraphie, dessinait les forces et les lignes de l'espace, introduisait une suspension ou des ruptures. Avec les autres objets mis en jeu, en regard du corps, elles faisaient et défaisaient des paysages, reflets des intensions chorégraphiques.
Ces robes m’ont permis de révéler un corps sensible, en constante transformation. Un corps envisagé comme un paysage. La façon de les enfiler ou de les retirer, de les mettre en contact avec le corps ou de les manipuler révélait les tensions de la chorégraphie, dessinait les forces et les lignes de l'espace, introduisait une suspension ou des ruptures. Avec les autres objets mis en jeu, en regard du corps, elles faisaient et défaisaient des paysages, reflets des intensions chorégraphiques.
Pour le
musicien, j’ai choisi un pantalon de coton dans des tonalités de brun et une
tunique très simple tirant vers le rouge. Cette couleur évoque la terre, le
paysage traversé par Ana Non. Elle symbolise sa rage, le sang versé, la
guerre d’Espagne.
Loin d’être
une contrainte, le costume a constitué, à travers les robes, de petits
espaces-refuges, des lieux d’accueil pour le corps. Il a donné un appui au
mouvement et apporté un espace possible de résistance pour la danse. Car
au-delà de la narration, c’est la fragilité et la révolte, la perte et
l’empreinte du vécu qui sont abordées dans ce projet chorégraphique. « NON
Lieu » signifie le lieu du « non », le lieu d’Ana Non. C’est
un lieu de résistance, un espace abstrait à la fois réel et mental, toujours
sensible.